Oublié de lâHistoire, un port négrier sur une île kamerunaise |
Aux XVIIIe et
XIXe siècles, des milliers d\\\'esclaves furent déportés vers l\\\'Amérique. Si l\\\'Histoire a retenu
le nom de Gorée (Sénégal), elle découvre tout juste l\\\'existence du comptoir de
Bimbia, au Cameroun. Des bambous dâInde
recourbés forment une voûte, comme une porte se refermant sur le visiteur. Il
est à peine 14 heures mais le soir semble déjà tomber dans cette forêt
tropicale, sans doute lâune des plus inhospitalières au monde. Nous nous
trouvons à lâentrée du comptoir négrier de Bimbia, un petit village juché sur
les hauteurs de la ville balnéaire de Limbé, dans le sud-ouest du Cameroun.
Découvert en 1987, Bimbia est aujourdâhui un site culturel classé au patrimoine
national par lâÃtat camerounais, qui rêve de lâinscrire au patrimoine mondial
de lâUnesco. Des archéologues arpentent cette nouvelle \\\"route de
lâesclave\\\" après quây ont été découverts de nombreux vestiges. Mais
plusieurs années de recherches dans les archives et sur le terrain, entre
Afrique, Europe et Amérique, seront encore nécessaires pour que Bimbia se
transforme en un lieu de pèlerinage majeur. Dikolo, la localité qui abrite le
port de Bimbia, veut pourtant y croire et organise déjà des visites guidées. Au départ de Limbé,
après 12 km de piste rocailleuse à bord dâun véhicule 4Ã4, il faut grimper
à pied les 3 km quâempruntaient jadis les esclaves entravés. Adolf Elwe Mwambo, notre guide, a exigé le paiement dâun
droit dâentrée : 1 000 F CFA par personne, 5 000 F CFA par appareil
photo, mais sans reçu. Bimbia, ex-Ãtat indépendant (jusquâen 1884) de lâethnie
isubu, sâessaie au tourisme⦠Les informations quâAdolf nous délivre, il les
tient en partie de son grand-père, Charles Eyoum, 97 ans, dont le propre
arrière-grand-père aurait participé à la capture des esclaves. Mais il semble
surtout sâappuyer sur le projet Documentation et Restauration du site, financé
et confié par les Ãtats-Unis à la Route des chefferies, en partenariat avec
lâassociation Alliance internationale des Anneaux de la mémoire. Des riverains
venus nous rejoindre affirment avoir eu connaissance de lâexistence de la
crique aux esclaves, mais ne sây être jamais aventurés, car, aujourdâhui
encore, nul nâen reviendrait jamais⦠Un mangeoire et des
chaînes encore visibles Il a encore fallu enjamber les restes dâun gué pour
découvrir les ruines dâune dizaine de structures. Notre guide nous explique que
ce comptoir longtemps resté méconnu bénéficiait dâun environnement hostile,
entre collines, ravins, volcan et côte rocheuse, qui nâoffrait aux captifs
aucune échappatoire⦠Repris par les historiens Stephen Fomin et Henry Kah et
par lâarchéologue Rachel Mariembe, des témoignages indiquent que, pendant la
période dâintense commerce dâesclaves, les Isubus utilisaient ces obstacles
naturels pour se cacher et se procuraient les esclaves dans lâarrière-pays. La
position géographique de Bimbia était stratégique : sur le golfe de Guinée, Ã
lâest de la baie de Biafra, entre Rio del Rey et Cameroon River (lâactuelle
ville de Douala). Le maître des lieux, le roi Bilè, surnommé par les Anglais
King William of Bimbia, était un homme dâaffaires avisé, connu pour avoir
convaincu les chefs des deux autres villages de lâÃtat de prendre part au
trafic, et pour lâavoir poursuivi après lâabolition de lâesclavage ! La tradition orale, confirmée par des recherches
américaines, révèle que douze ou treize navires quittèrent Bimbia. Baptisé
Falstaff, le premier a levé lâancre en 1776 en direction de lâîle
Saint-Vincent. Le dernier, le Gabriel Dios Amigos, du capitaine Fena Manuel
Gireau, parti en 1838, a accosté à Cuba. On retrouverait ainsi trace des
esclaves quâils transportèrent en Caroline du Nord, au Brésil, en Guyane et Ã
la Jamaïque. Au total, ce sont 2 393 hommes â 42,3 % dâenfants â qui embarquèrent
à Bimbia, 2 078 étant parvenus à destination. Des notables de Dikolo et de
Douala détiendraient encore des documents écrits datant de cette époque. Au Cameroun, où lâhistoire du pays nâest guère enseignée,
certains doutent de lâauthenticité de Bimbia. Mais lâun des vestiges les plus
révélateurs de lâabjection de la traite bat en brèche la théorie de lâimposture
: la mangeoire des esclaves, une auge oblongue sur laquelle il est possible
dâobserver des restes de chaîne métallique. à lâintérieur des bâtiments, désormais colonisés par des
fromagers centenaires, se dressent encore de monumentaux pylônes de brique et
de pierre. Des marques profondes suggèrent que les captifs y étaient enchaînés.
Si les changements climatiques ont conduit à la baisse du niveau de lâeau, le
touriste devine encore lâocéan fouettant les murs pendant que les pirogues
récupéraient les prisonniers pour les parquer ensuite sur Nicholls Island, Ã
quelque 300 m des côtes, où la profondeur des eaux permettait aux bateaux
dâaccoster. Aujourdâhui, lâîle, couverte dâune vaste forêt, accueille de temps
à autre quelques curieux, qui nâont cependant jamais osé y passer la nuit.
Lâadministration camerounaise, en particulier le ministère du Tourisme, a des
projets plein les cartons, comme la construction dâun complexe hôtelier. Un
pont devrait aussi permettre de réunir les deux rives⦠Eddy Murphy et Spike
Lee, les Camerounais Si Bimbia est depuis quatre ans sous le feu des
projecteurs, câest sans doute grâce à lâAncestry Reconnection Program
(\\\"programme de retour aux origines\\\"), initié aux Ãtats-Unis depuis
des décennies par lâassociation ARK Jammers et qui vise à identifier les
trajectoires des navires négriers. Se fondant sur des tests ADN de la firme
américaine African Ancestry, il a permis de désigner Bimbia comme lâun des
ports dâembarquement. Plus de 8 000 Africains-Américains, dont les acteurs et
producteurs Eddy Murphy et Spike Lee, ou encore Quincy Jones, se sont ainsi
découvert des racines dans lâactuel Cameroun. Et depuis 2010, ils sont plus de
cent cinquante à y avoir entrepris une quête de soi, cherchant à retrouver un
peu de la culture de leurs ancêtres, de la même façon que les Italian Americans
ou les Irish Americans perpétuent leur culture européenne. Autobaptisés \\\"Caméricains\\\", ces Cameroonian
Americans sont donc passés par Bimbia. Une étape à leurs yeux si symbolique et
si incontournable quâils se soumettent aujourdâhui à une cérémonie de
purification dans lâocéan Atlantique, suscitant un regain dâintérêt et des
levées de fonds. Câest dâailleurs lâambassade des Ãtats-Unis qui, la première,
a décidé dâagir, provoquant dans un premier temps lâire des autorités
camerounaises. Mais si les Ãtats-Unis ont accordé 40 millions de F CFA Ã
la Route des chefferies, le projet Documentation et Restauration implique
désormais le ministère camerounais de la Culture. Il permettra de mettre en
place une signalétique délivrant des informations historiques sur le site,
tandis que des vestiges de la période seront également collectés,
catalogués et exposés. La construction à Limbé dâun musée dâhistoire est sur
les rails. Arrière-petit-fils du King of Bimbia, lâethnologue et
historien Kuma Ndoumbe III, professeur en sciences politiques, lui, estime
quâil faut aller plus loin. \\\"Ce serait une erreur de se focaliser sur
Bimbia, affirme-t-il. Les statistiques indiquent quâil est parti davantage
dâesclaves de Douala que de Bimbia, entre 1777 et 1821, sans que se profile
aujourdâhui lâombre dâun projet.\\\" Professeur dâétudes africaines et
africaines-américaines à lâuniversité de lâArizona, Lisa Aubrey avance le
chiffre de 46 000 Ã 68 000 esclaves pour lâensemble du Cameroun, ce qui en
ferait un centre de la traite négrière. De nouvelles fouilles pourraient
révéler dâautres vestiges. Ainsi, à Douala, des marchés aux esclaves se sont
tenus directement sur le fleuve Wouri : il faut donc y rechercher des forts.
Sous le régime Ahidjo, certains avaient servi de prisons pour opposants
politiques. \\\"Malheureusement, le Cameroun cultive son amnésie\\\",
regrette Kuma Ndoumbe III. |