Ruben Um Nyobé |
Le 13 septembre 1958, il y a cinquante ans, était tué Ruben Um
Nyobè. Câest dans une forêt de Sanaga Maritime, dans le sud du Cameroun, quâune
patrouille française qui traquait depuis des mois le secrétaire général de
lâUnion des populations du Cameroun (UPC) repérera son objectif. Et lâabattit
comme un animal sauvage. Son corps fut traîné jusquâau chef-lieu de la région,
où il fut exhibé, défiguré, profané. « Le Dieu qui sâétait
trompé » est mort, annoncera triomphalement un tract tiré à des milliers dâexemplaires.
Le corps de Ruben Um Nyobè fut coulé dans un bloc de béton (1). Cinquante
ans après son assassinat, le nom de Ruben Um Nyobè est presque oublié
en France. Au Cameroun, en revanche, il reste lâobjet dâune immense admiration.
Mais cette admiration populaire est restée longtemps contrariée, toute
référence à Um Nyobè et à son parti, lâUPC, ayant été interdite par la
dictature dâAhmadou Ahidjo mise en place en 1960 avec le soutien de lâancienne
métropole. La moindre évocation de Um Nyobè était considérée par le pouvoir en
place comme « subversive » et sévèrement réprimée. Sa
mémoire ne put être perpétuée que dans la clandestinité ou dans lâexil. Dâune certaine manière, le pouvoir camerounais, et ses parrains français, avaient raison de se méfier du souvenir de celui qui était appelé Mpodol(« celui qui porte la parole des siens », selon la traduction du grand spécialiste de cette phase de la décolonisation camerounaise, Achille Mbembe). Car, comme lâécrivait en 1975 une militante française qui fut une de ces correspondantes régulières à Paris dans les années 1950, « ce leader révolutionnaire avait des qualités humaines hors série, celle que lâon retrouve chez les saints, chez un Gandhi par exemple. Lâexemplarité de sa vie, la pureté de ses intentions, le rayonnement de sa personnalité pourraient suffire à perpétuer sa mémoire » (2). Ruben Um Nyobè était en somme la figure
inversée de ceux qui, après sa mort, prirent le pouvoir au Cameroun. Um Nyobè est né en 1913 près de Boumnyebel (Sanaga Maritime). Le Cameroun est alors une colonie allemande, qui ne deviendra un territoire sous mandat de la Société des nations (SDN) confié en partage à la France et au Royaume-Uni quâau sortir de la première guerre mondiale. Eduqué dans les milieux protestants, il devient fonctionnaire et sâintéresse assez tôt à la politique. Il sâengage à la fin des années 1930 dans la Jeunesse camerounaise française (JEUCAFRA), une organisation mise sur pied par lâadministration française pour fédérer les élites contre la propagande nazie, avant de prendre part, à la fin de la seconde guerre mondiale, au Cercle dâétudes marxistes â lancé à Yaoundé par le syndicaliste français Gaston Donnat â qui allait devenir une véritable pépinière du nationalisme camerounais (3). Dâabord responsable syndical, Um Nyobè est
ensuite désigné secrétaire général de lâUnion des populations du Cameroun constituée
à Douala en avril 1948. Lâheure nâest plus, dira-t-il plus tard, simplement de « sâopposer à lâhitlérisme comme en 1939,
mais au colonialisme tout court » (4). Câest
pour défendre cet objectif, articulant intimement progrès social et économique,
indépendance pleine et entière, et réunification des Cameroun britannique et
français, quâUm Nyobè engage toutes ses forces en tant que secrétaire général
de lâUPC. Inlassablement, pendant les dix dernières années de sa vie, de 1948 Ã
1958, il réaffirme ces trois principes sur toutes les tribunes et dans tous les
journaux. Petit homme modeste, ascétique et dâune étonnante rigueur
intellectuelle et morale, il dénonce infatigablement le sort misérable réservé
aux « indigènes », les manÅuvres des milieux
colonialistes, ainsi que la bassesse et la corruption de ceux de ses
compatriotes qui préfèrent faire le jeu de lâadversaire plutôt que de sâengager
dans la lutte pour la souveraineté nationale et la justice sociale. Plus
exceptionnelle encore est sa capacité à décrypter et à disséquer le système
juridique particulier auquel est soumis le Cameroun, devenu territoire sous
tutelle de lâOrganisation des Nations unies au lendemain du second conflit
mondial. Des villages camerounais les plus reculés jusquâà la tribune des
Nations unies, où il est convié à trois reprises entre 1952 et 1954, il
explique sans relâche que le droit, aussi bien français quâinternational, est
dans le camp de lâUPC. La France nâa dès lors aucune légitimité pour sâimposer
plus longtemps à une nation qui veut être enfin maîtresse de son destin. Ce
qui frappe quand on lit les textes et les discours du leader de lâUPC, et ce
qui les rend aujourdâhui un peu moins attractifs que ceux dâautres grandes
figures de lâépoque, câest lâabsence de formules abstraites et de lyrisme
vague. Pragmatique, Um Nyobè reste toujours au plus près des préoccupations
concrètes de son auditoire, enchaînant minutieusement les faits, les chiffres,
les dates ou les articles de loi (5). Utilisant la Raison comme une arme de combat contre ceux-là même qui ont toujours cru en être les dépositaires exclusifs, Ruben Um Nyobè bouleverse lâordre colonial non seulement dans ce quâil a de plus odieusement visible mais jusque dans lâimaginaire des colonisés eux-mêmes (6). Lâinfluence dâUm Nyobè dépasse rapidement le strict
cadre camerounais : fervent partisan de la coordination des mouvements
anti-colonialistes, il devient au cours des années 1950 une des icônes
internationales du tiers-mondisme naissant. Câest sans doute la force de cette
entreprise de subversion globale qui déterminera lâadministration française, Ã
court dâarguments, à recourir à la force brute pour faire taire celui qui
apparaît comme le leader le plus charismatique du nationalisme camerounais. Si
Um Nyobè et ses camarades avaient déjà eu à subir à de nombreuses reprises la
brutalité et lâarbitraire colonial, le tournant décisif a lieu en 1955 avec
lâarrivée au Cameroun dâun nouveau Haut-Commissaire, Roland Pré, qui a pour
mission, dès son arrivée au territoire, dâéradiquer lâUPC par tous les moyens.
A la suite des provocations répétées de lâadministration, le Cameroun est
secoué par des semaines dâémeutes sanglantes en mai 1955. Comme lâavait prédit
avec une stupéfiante prescience Um Nyobè quelques années plus tôt, lâagitation
sociale et politique sert aussitôt de prétexte au gouvernement français pour
faire interdire lâUPC. Le 13 juillet 1955, lâUPC et ses organisations
annexes sont déclarées illégales. Poussée à la clandestinité, lâUnion des
populations du Cameroun se disperse. Ruben Um Nyobè se réfugie dans sa région
natale, tandis que les autres responsables â parmi lesquels Félix Moumié, Abel
Kingue et Ernest Ouandié â fuient au Cameroun sous administration britannique. La clandestinité forcée constitue
une rude épreuve pour Um Nyobè, la précarité du maquis ne pouvant que réduire
la portée de son verbe et affaiblir la puissance de ses arguments. Il parvient néanmoins
à restructurer lâUPC et à maintenir, contre vents et marées, lâunité de sa
direction. Son objectif restera toujours de permettre la réintégration du parti
dans le jeu légal quâil savait être, étant donné le rapport de force, le seul
espace susceptible de permettre à terme lâémancipation de son pays. La voie est
pourtant étroite : tandis que lâadministration tente en vain dâultimes
manÅuvres pour rallier Um Nyobè à la cause française, les upécistes exilés au
Cameroun britannique penchent de plus en plus pour une stratégie de lutte armée
inspirée des modèles indochinois ou algérien. Acculé, Ruben Um Nyobè â qui
avait toujours soutenu que la lutte armée au Cameroun était « dépassée » puisque la force du
droit devait, selon lui, suffire à faire triompher la cause nationale â accepte
finalement, mais sans conviction, la création dâune structure armée fin 1956.
Mais la situation devient rapidement désespérée pour les nationalistes
camerounais : face à une « rébellion » sans armes, lâarmée
française sâengage, sous lâimpulsion du nouveau Haut-commissaire Pierre
Messmer, dans une répression brutale dont Um Nyobè sera, le 13 septembre
1958, une victime essentielle. Quelques jours seulement après la mort de Mpodol et alors que la Constitution de Ve République vient dâêtre adoptée, la France annonce aux Camerounais, maintenant que « lâhypothèque Um Nyobè » est levée, quâelle accordera lâindépendance à leur pays le 1er janvier 1960. La métropole confiera cette « indépendance » à ceux qui lâavaient le moins demandé â lesquels combattront pendant des années, avec acharnement, et toujours avec lâaide de la France, tous ceux qui resteront fidèles, les armes à la main ou par dâautres moyens, au message dâUm Nyobè. Un message qui reste dâailleurs dâune brulante actualité dans un pays bâillonné par un pouvoir corrompu et une pauvreté entretenue où les émeutes sociales et politiques sont, encore aujourdâhui, systématiquement réprimées. Un pays qui devra, pour reprendre les termes dâAchille Mbembe après la répression des émeutes de février 2008 (7), savoir « réveiller le potentiel
insurrectionnel » que Ruben Um Nyobè en son temps avait su allumer (8).
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